Les avenirs flous de notre guerre civile

Conclusion du livre de Jacques Marseille: "du bon usage de la guerre civile en France"
La France au bord du gouffre. Editions Perrin Voir le sommaire du livre

Tel est bien le sens de la « rupture » qui nous attend et de la « guerre civile » qui nous menace. Comme les précédentes, elle est, pour l'historien de la longue durée, assez facilement lisible. Même si les issues ne sont jamais certaines, même si rien n'est jamais « irréversible », il faudra bien châtier les égoïsmes comme l'avaient fait Charles V ou Louis XIV et faire preuve de lucidité et de courage comme en leur temps Henri IV ou Charles de Gaulle. En 2007 ou plus tard ? L'avenir nous le dira même s'il apparaît urgent de ne pas laissser trop de temps au temps, pour reprendre la mauvaise formule de François Mitterrand.

A la lumière de cette histoire dont nous avons ici essayé d'interpréter le « sens », trois issues sont en fait possibles. La première, tragiquement décrite par Marc Bloch en 1940, mais pas la moins invraisembable, est celle de l' accommodement. Les non-choix d'une société qui, face au train d'enfer que lui imposent les nouvelles a ruches bourdonnantes », se replie frileusement sur elle-même, cultive ses "non" au monde, fait de ses peurs un modèle et de ses compromis mous un mode de gouvernement. Un mode de gouvernement dont les trois derniers présidents ale la Vème République nous fournissent le modèle. Elu député pour la première fois en 1956, Valéry Giscard d'Estaing fête en 2006 un demi-siècle de vie politique active. En dépit de sa défaite aux élections régionales de 2004, le président de la Convention européenne demeure présent dans le débat public. Elu pour la première fois en 1946, François Mitterrand est mort en 1996, quelques mois seulement après avoir quitté l'Elysée. Jacques Chirac, lui aussi, aligne depuis très longtemps mandats électoraux et responsabilités de toutes sortes et chacun sait qu'il n'est pas vraiment tenté d'arrêter. "Le pouvoir, c'est comme la viande rouge, quand on y a gouté, il est très difficile de s'en passer", plaisantait l'ancien dirigeant communiste Pierre Juquin.

Cette logique de l' «accommodement» qui rappelle à bien des égards les immobilismes de la IVè République est bien en phase - et c'est ce qui est le plus inquiétant - avec la composition d'une classe politique dominée par dcs professionnels hyperspécialisés dans les jeux du pouvoir. Dépourvus le plus souvent de réelle expérience professionnelle antérieure, ils ne savent faire que de la politique. 51,3 % des 577 députés sont issus du secteur public. Leur âge moyen est de 56 ans et 13% seulement sont des femmes. En moyenne toujours, ils alignent plus de vingt années de mandats et 26,7 % seulement d'entre eux ont soutenu la proposition de loi du député Novelli interdisant d'être à la fois fonctionnaire et député...

Une représentation dont la principale ambition est de durer. Dotés d'un niveau d'éducation élevé - le nombre moyen de leurs années d'études au-delà du baccalauréat est de cinq années -, faisant incontestablement partie de l'élite de la nation, une élite qui a bénéficié plus que la génération dont elle fait partie de l'ascenseur social, ils connaissent bien la nature des problèmes et la liste des mesures urgentes qui seraient nécessaires.

Cc n'est pas par ignorance qu'ils refusent de les prendre mais par peur des risques politiques et avec l'instinct de survie qui les caractérise, tant il est vrai - et c'est la leçon de toutes les guerres civiles - que la réforme est finalement plus dangereuse que la révolution dans la mesure où elle exige de remettre en question des intérêts acquis et donc d'affronter ceux qui les perdront. Dans la mesure où, pour faire court, les
principaux bénéficiaires des réformes à prendre sont les jeunes — qui sont pcu nombreux et votent peu — et les principaux perdants sont les vieux — qui sont de plus en plus nombreux et votent massivement. Telle est bien la logique de l' "accommodement" qui gangrène la France depuis le début des années 1980. Un «accommodement» qui, comme au début de la III° République, allie ce qu'on pourrait appeler une droite orléaniste et une gauche opportuniste, pratique la politique des petits pas, contourne souvent et cède d'autres fois, ne dit pas tout et avance masqué pour éviter de remettre à plat les équations françaises. Un non-choix présenté comme le choix de sauvegarder le «modèle» français et qui, comme en 1940, pourrait, s'il se prolongeait, provoquer une autre
"étrange défaite". Le déclassement non seulement d'une génération dont la plus talentueuse et la plus entreprenante aurait déjà émigré sous d'autres cieux, mais aussi celui d'une nation qui ne serait plus battue par les armes niais par les brevets d'innovation et les OPA hostiles.

La deuxième issue, pas la moins improbable, est celle de la "rupture-trahison". Une issue maîtrisée avec brio et conviction par Charles de Gaulle en 1958 pour imposer l'Algérie algérienne à une population qui n'y était pas encore prête. Une issue maîtrisée avec un "cynisme gigantesque" — le qualificatif est de Michel Rocard — par François Mitterrand pour parvenir à ce qui était le plus important à ses yeux : prendre le pouvoir et le conserver. Promettre ou laisser croire à ceux qui vous élisent que vous allez changer leur vie, et se soumettre — parce que c'est inévitable — à l'ordre économique existant sans jamais s'atteler à un nouveau projet politique et tout en continuant de tenir un langage radical. Un scénario qui, pour de Gaulle, était porte par un dessein. Un scenario qui, pour François Mitterrand, était porté par la conviction qu'en mêlant l'indignation vengeresse et l'apitoiement sentimental, on pouvait continuer à plaire et fasciner les foules comme don Juan, les femmes. Dans une époque de dépression nationale qui a besoin de romanesque et dans une époque d'amnésie collective qui pratique l'essuie-glace électoral depuis maintenant près de trente ans, cette "rupture-trahison" qui fait gagner les places mais perdre les illusions, qui épuise la démocratie et renforce les populismes d'extrême droite comme d'extrême gauche est de nouveau envisageable, surtout si elle s'appuie sur un marketing renouvelé et un produit

Certes, la "rupture" ici promise n'est plus de desceller les pavés du Vè arrondissement pour "libér les masses ouvrières" de l' "oppression bourgeoise". Elle est de cultiver le décalage entre le discours et les actes et de jouer le rassemblement au risque assumé de renier sans vergogne et dans les meilleurs délais les engagements initiaux. Elle est de faire croire à une majorité des Français qu'il est possible de mettre un terme à la "mondialisation libérale" et de réconcilier les deux France. Elle est de s'ancrer dans les idéologies héritées de la Révolution française et de cultiver les fractures entre "progressistes sociaux" et prétendus "néoconservateurs libéraux". Elle est de nier le poids de la dette et de dénoncer non pas ceux qui l'ont imprudemment souscrite, mais ceux qui ont l'idée de prêter à l'Etat en espérant de manière incongrue que ce dernier devrait honorer ses engagemements: "Les créances de la dette publique sont aux mains des rentiers, écrivaient dans Le Monde du samedi 21 janvier 2006 trois membres du conseil national du Parti socialiste. Ceux dont François Mitterrand affirmait qu'ils "s'enrichissent en dormant". Et ces bienheureux créanciers de la dette publique pourront parfaitement transmettre leurs titres à leurs enfants. Nos enfants ne verront donc pas tout le poids de la dette peser sur leurs épaules fragiles. Certains paieront les intérêts de la dette, d'autres les encaisseront. Et avec une dette publique de plus de mille milliards d'euros, cela représentera un sacré pactole pour tous les enfants de rentiers." Un texte d'un extraordinaire cynisme à la mesure de cette "génération Mitterrand" qui a fait de son "moi d'abord" son programme commun et de sa posture morale un artifice de communication.

La troisième issue, la plus souhaitable mais la moins certaine, est celle d'une "rupture-élan", du type de celles inaugurées par les deux Bonaparte ou Charles de Gaulle Ier. Des ruptures «affirmation" qui s'appuient sur la simplicité du verbe sur la rapidité de l'action. Des ruptures qui ne peuvent être enclenchées qu'au terme "d'accommodements agonies» qui laissent le pays exsangue ou de tensions qui exigent de véritables Blitzkrieg. La sinistrose ambiante et l'érosion des «masses de granit» qui avaient structuré la société française ont au moins l'avantage de rendre cette issue envisageable, mais la France va-t-elle assez mal pour que les Français acceptent de changer? Rien n'est moins sùr.

Pourtant, aujourd'hui comme autrefois, cette issue, c'est du moins ici l'hypothèse de l'historien [Jacques Marseillle], est certaine. L'enjeu, aujourd'hui comme en 1860, n'est pas de choisir entre performance économique et cohésion sociale, mais de moderniser notre pacte social pour permettre aux Français, surtout aux plus jeunes d'entre eux, de trouver leur voie dans un monde de plus en plus ouvert et concurrentiel. Il n'est pas de faire croire qu'il est possible d'avoir plus en travaillant moins, mais qu'il est possible de faire mieux en dépensant moins. Il n'est pas de promettre du sang et des larmes, mais de souligner qu'il n'est pas possible d'accepter un système permettant à certains de s'offrir un haut niveau de retraite et de dépenses médicales, et de condamner les autres aux strict minimum. Il est de bousculer la France "abritée" pour mieux servir la France "exposée". Une rupture de combat pour renverser les nouvelles nouvelles Bastilles et installer de nouvelles "masses de granit".

Peu importe finalement de savoir la couleur de celui qui les posera. Comme le rappelle un proverbe chinois : peu importe qu'un chat soir blanc ou noir, l'essentiel est qu'il attrape les souris.


Mis en ligne le 29/04/2006 par Pierre Ratcliffe. Contact: (pratclif@free.fr)